« La Lune et le Taureau. »
Avez-vous déjà vu la Lune, le soir où elle est pleine ??
Moi, oui. Une seule fois. Jamais je n’oublierait cet éclat. Si pur et si brillant. J’étais si jeune, pourtant … Je m’en souviens encore. J’étais avec ma mère, dans ce pré à l’herbe si tendre. Je buvais, non, j’avalais, j’engloutissait, ce lait si chaud, si crémeux, source de la vie. Ma mère se pencha vers moi et me demanda de regarder le ciel. Ce que je fis. Au milieu des étoiles, la Lune. Comme une promesse.
Peut-être est-il temps que je me présente. Je n’ai pas de nom. Je suis un taureau. Un beau taureau, que ces drôles d’animaux à deux pattes, tout roses bruyants, ceux que ma mère appelle les hommes, aiment à regarder. Oui, je suis une belle bête.Ma robe est bleue. Bleue très foncée. Je suis d’un caractère fort pacifiste. Faire comme mes pairs ne m’amuse pas. Non, je ne vois pas le moindre intérêt à charger des hommes qui viennent nous embêter dans notre enclos. Mais ces abrutis de taureaux considèrent cela comme un passe-temps. Leur plus grande fierté est de savoir qu’ils ont chargé plus d’hommes que leur voisin. Moi, je m’en moque. De plus, je ne rêve pas d’ailleurs. Je suis très bien chez moi. Dans mon pré, avec ma mère. Mais le rêve de tout les taureaux est d’être emmené par les hommes en rouge, ceux qui viennent tout les mois au ranch et qui emmènent quelques un des nôtres. Ceux-là partent la tête haute, le regard triomphant.
Et on ne les revoit plus jamais.
Un jour, mon tour vint. Ca n’aurait pas du être mon tour. Ils avaient sorti un taureau pour que les hommes en rouge le voit. Un beau taureau. Mon compagnon de box. Un taureau crème et noir. Ils l’ont trouvé très bien, et ont voulu l’emmener. L’homme a ensuite sorti ma mère, et moi avec, pour nous emmener au pré. Quand les hommes m’ont vu, ils m’ont de suite voulu. Ils ont palabré un long moment. J’ai entendu les mots « couleur inhabituelle, carrure impressionnante, cornes monstrueuses ». C’est ainsi que les hommes m’emmenèrent aussi. Sous les mugissements éplorés de ma mère. Instinctivement, j’ai levé les yeux. Le soleil m’aveugla un court instant. Les pièces changèrent de main, dans un tintement de mauvais augure, puis disparurent dans la poche de mon éleveur. Qui donna la corde qui m’attachait aux hommes en rouge. Ils me firent monter dans une drôle de voiture, et m’emmenèrent avec eux. Je me serrai un petit peu plus contre mon ami de toujours.
J’avais un très mauvais pressentiment.
Ils nous firent sortir quelques temps plus tard. Les cris et les bruits firent mugir mon camarade, ce qui fit redoubler les cris. Moi, je restai totalement stoïque, comprenant qu’ils attendaient de moi que je mugisse, que je montre ma terreur. Fermant les yeux un court instant, l’image de ma mère, de mon pré et de la Lune s’imposèrent à mon esprit. Je rouvrit les yeux, apaisé. Ces hommes ne réussiraient pas à m’asservir, à m’avilir. Le Paradis des Taureaux, dont tout ceux de mon élevage parlaient avec emphase et étoiles dans les petits yeux myopes, je l’avais sous les yeux. Bizarrement, je m’étais fait une autre image du Paradis …
On nous fit entrer dans des enclos tout petits, puant une odeur indéfinissable. Indéfinissable, mais toutefois horrible et effrayante. Les autres taureaux tournèrent vers nous leur regard, et je reconnut avec un pincement au cœur quelques-un de mes camarades, partis pour le Paradis quelques mois avant nous. Nulle lueur ne brillait dans leurs yeux. Juste un morne et las abattement. Si les taureaux pouvaient parler, nous auraient-ils dit de fuir dès que l’occasion se présenterait ?? Dans leurs yeux, ce fut ce que nous lisions tous.
Mais d’un coup, avec un claquement sec, une porte en fer s’ouvrit. Le taureau, enfermé derrière, partit d’un violent coup et s’enfuit vers la sortie. Les autres se mirent à mugir. Pour l’encourager ou l’avertir ?? Il y eut une lumière. J’entendis les mêmes hurlements que tout à l’heure, puis plus rien. La peur tordit mes entrailles. Les hurlements nous parvenaient. Mais pas le moindre signe de vie de notre camarade à quadrupède. Puis une autre porte s’ouvrit. Le taureau partit lui aussi en courant. Et je le reconnut. Mon camarade. Je poussai un long mugissement, pour l’arrêter. Seul la mort l’attendait au bout de cette lumière !! Reviens, abruti !! Mais reviens donc !!
La porte se claqua avec un grincement sinistre.
Et ainsi, plusieurs taureaux partirent, sans que je comprenne pourquoi. Le taureau à ma gauche partit lui aussi, suivi peu de temps après par le taureau à ma droite. Je compris que mon tour était venu. Je fermai les yeux, et la lueur irréelle de la lune innonda mes pensées. Ma porte s’ouvrit avec un grincement sinistre. Je ne bougeait pas. Un taureau poussa un mugissement triomphant. Enfin un qui comprenait !! Mais il se passa un phénomèe étrange. Comme un ultrason, qui me rendit totalement fou. Je partit à toute vitesse, pour fuir l’ultrason. Bien que je sache que je ne le devais pas, je me dirigeais droit vers la lumière.
Et là, je comprit.
Des planches, mises en rond, pour m’empêcher de partir. Du sable, par terre. Et le hurlement reprit. Je m’avançait, découvrant enfin la source de ce bruit. Une foule. Un homme un rouge tomba souplement dans l’arène. La nuit était tombée. Je compris que j’allais mourir. Je regardais de nouveau la foule. C’étaient-ils tous déplacés pour me voir mourir ?? La cruauté des humains me frappa. Ils s’étaient déplacés pour voir une mort. Pour voir un massacre, une boucherie. Eh bien le boucher ne serait pas celui qu’ils croyaient.
L’homme en rouge, vêtu de nombreux tissus, s’avança vers moi, pensant que j’allais charger. Je ne bougeais pas, me contentant de l’observer d’un regard calme et pénétrant. L’homme attrapa au vol une pique, et je compris que je devais bouger tout de suite. Sauf si je voulais être la proie, et non le chasseur.
Je me jetai brusquement sur le côté alors que la lance se plantait à l’endroit exact où je m’était tenu. La foule se leva et se mit à hurler. Un taureau intelligent. Le combat promettait d’être intéressant.
Et il le fut.
Pendant près de deux heures, j’esquivait, fatiguant l’homme et me fatiguant aussi. La foule était en haleine. A un moment l’homme s’approcha trop près de moi. Ceci lui fut fatal. Il mourut sur la pointe de ma corne, qu’ils avaient oublié de limer. Et là, les hurlements de la foule se firent plus sauvages, plus fort, tandis que je mugissait, levant les yeux.
La Lune. Je vis la Lune, en même temps que je vis les hommes en rouge tomber dans l’arène, armés de piques. Je me défendis comme un beau diable, en blessant certains, en tuant d’autres. Ne récoltant que de petites estafilades. Qui grossirent. De petites estafilades en petites estafilades,je fus bientôt couvert de sang. Mes forces me quittèrent à cet instant précis. Mes pattes avant plièrent sous mon poids, puis mes pattes arièrres, et je m’écroulai dans le sable. Mes yeux se voilèrent. Secouant la tête pour chasser le sang perlant devant mes yeux, je finit par la lever. Pour regarder la Lune, et pousser un long mugissement, symbole d’espoir et de souvenirs perdus.
On dit que la vie défile devant vos yeux quand vous mourrez. Je confirme. Une dernière fois, je revis mon pré, mes pâturages, ma mère, la rivière où je buvais. La Lune. Le goût du lait de ma mère, crémeux et délicieux, ressurgit soudainement dans ma gueule. La fermeté de ses pis me revint. Les petits coups de tête qu’elle me mettait quand je ne voulais pas dormir. Nos courses dans les pâturages. La Lune. Les autres taureaux. Le ciel et les étoiles. L’amour que ma mère me portait et que je lisais dans ses yeux. L’amour que je portais à ma mère. Cette compréhension totale que nous avions, le fait que nous nous comprenions sans nous parler.
La Lune.
Avez-vous déjà vu la Lune, le soir où elle est pleine ??
Moi, oui. Deux fois. J’étais enfant, avec ma mère. L’insouciance de la jeunesse. Puis le jour de ma mort. Couché dans le sable, quans je sentis mon âme m’abandonner, tout ça pour les jeux des hommes.
Jamais je n’oublierai cet éclat. Si pur et si brillant.
La pureté de mon âme de taureau face aux massacres.
Car pour eux, je n'étais qu'un taureau, un simple taureau.
By Champi.