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C’était un matin d’hiver. Le 1er janvier. La neige n’était toujours pas tombée sur les toits des maisons. J’avais sorti mon vélo aujourd'hui, car le soleil était de la partie. Un léger frisson de bonheur me traversa lorsque je me juchais sur l’inconfortable selle en cuir. Cette journée serait différente. Je le sentais au plus profond de moi-même. C’est sur cette perspective joyeuse que je quittais ma maison en direction du lycée. Je roulais sans me presser, profitant une énième fois du spectacle symétrique des maisons de mon quartier de banlieue. Construites dans le style américain, elles s’alignaient parfaitement des deux côtés de la route que je descendais paisiblement. Une étrange vague de souvenirs me traversa. Je me revoyais enfant, courant le long du trottoir le plus vite possible pour attraper mon grand frère qui m’avait volé le pendentif en forme de cœur offert par ma mère à mes six ans. Puis quelques années après, j’organisais un goûter géant avec tous les enfants des alentours. Ce dernier bout d’enfance me rappela brièvement l’odeur chocolatée qui avait embaumé la maison pendant la préparation des gâteaux.
Le vent de la vitesse souleva mes cheveux auburn et les empêcha de me gifler les joues. Mes yeux se fermèrent d’eux-mêmes comme pour renforcer ce sentiment grisant de liberté. La chanson que j’avais écoutée à la radio ce matin me revint en tête. C’était une mélodie chantante aux airs rythmés sur laquelle on danserait volontiers. Fredonnant doucement les paroles en arrivant sur le carrefour en bas de ma rue, j’entendis trop tard le klaxon strident de la petite voiture qui arrivait sur ma droite. Nos pneus crissèrent à l’unisson, mais l’avant de la voiture était trop proche de moi. Je percutai le véhicule de plein fouet et fut éjectée de mon vélo à une vitesse hallucinante. Ma tête nue heurta le trottoir sans douceur. Une brume noire enveloppa mon regard, mon corps appela l’inconscience. C’était l’échappatoire pour éviter la douleur, mais je ne m’y résignais pas. Autour de moi des klaxons, des éclats de voix et des bruits de villes… Mes yeux s’abandonnèrent une seconde puis je les rouvris en sursautant.
J’étais toujours allongée sur la rue. Tous les bruits étaient encore là, ils résonnaient inlassablement dans mes oreilles et me rendaient presque folle. Quelque chose me tenait l’épaule et me secouait doucement. Je tournais lentement la tête et découvris un visage inquiet penché sur moi. Encore secouée par le choc je ne le voyais pas très bien, mais à l’intonation de sa voix je reconnus un homme.
- Tenez bon, Mademoiselle ! On va s’occuper de vous !
Il paraissait étrangement inquiet, j’allais bien. Tout du moins c’est ce que je croyais, car lorsque je voulu me relever une violente douleur me vrilla le crâne et me fit vaciller. L’inconnu me rattrapa avant que je ne tombe. Cela me permit de faire le point sur ma vision. Ma vue se précisa lentement jusqu’à ce que je croise le visage de l’homme. Je retins à grande peine le cri de surprise qui me tordit l’estomac.
- Tout va bien. Vous êtes tirée d’affaire.
Le regard de mon interlocuteur était sincère, je me rassurais, mais scrutait tout de même avec curiosité ses prunelles écarlates. Elles étaient d’un rouge flamboyant hors du commun. Je ne me rappelais pas en avoir déjà croisé d’aussi rouges. Croyant un instant qu’un de ces vaisseaux qui passent dans les yeux avait éclaté, je renonçais à le lui dire. Après tout, il ne semblait pas souffrir. Ma tête me lançait douloureusement, mais c’était à cause de l’accident aussi me résignais-je à remercier mon sauveur mystérieux et à rentrer chez moi plutôt que d’aller au lycée. L’homme me scruta profondément puis étala un sourire craquant sur son visage. Je crus que j’allais m’étrangler. Deux canines pointues, aiguisées à souhait, dépassaient de la rangée impeccable de ses dents blanches. Il ne remarqua pas mon trouble et retourna dans sa voiture non sans m’avoir laissé son numéro de téléphone, au cas où.
Hébétée je ramassais mon vélo sur la chaussée et constatait en grimaçant qu’il était en très mauvais état. Les roues étaient passées sur le cadran et mon guidon était défoncé. Irréparable. Je le prenais tout de même et commençait à remonter la rue à petits pas. Mon cerveau semblait comprimé par un étau de fer qui m’empêchait de réfléchir correctement. Chaque pas était un effort incommensurable et je m’inquiétais d’arriver à la maison avant de crouler sous l’épuisement et la douleur. Heureusement, je reconnus la maison de mes voisins puis la mienne. Une nouvelle vague de fatigue s’abattit sur mes épaules. Je montais lentement les marches du perron puis fouillait dans mon sac à la recherche de mes clés. Un tintement métallique m’apprit qu’elles se trouvaient tout au fond. Pestant contre tout, je plongeai ma main dans mes cahiers et mes livres et j’en retirai, triomphante, une paire de clés argentées. La porte s’ouvrit en grinçant et je grimaçais lorsque le son me scinda la tête en deux. Des étoiles dansèrent devant mes yeux, je trébuchai sur le tapis dans l’entrée, mais me rattrapais au mur. Décidément, la vie en avait après moi aujourd’hui. C’est en écoutant avec délice le silence apaisant de mon chez-moi que je distinguais comme un bourdonnement dans mes oreilles. Une sorte de bip répétitif aux intonations aiguës, mais lointaines.
- Sûrement à cause de l’accident, marmonnai-je.
Je laissai cet écho dans un coin de ma tête et entreprit d’appeler ma mère pour la prévenir. Hystérique pour un rien, elle me hurla dessus au téléphone. Répondant oui à intervalles réguliers et complétant par des je sais, je suis désolée, je finis par la calmer. Elle insista pour revenir à la maison, je refusais. A 16 ans, j’étais tout à fait capable de me débrouiller seule même avec un mal de crâne à faire trembler un éléphant. Raccrochant en soupirant, je me traînai jusqu’à la cuisine et commença à préparer un deuxième petit-déjeuner. Je n’avais pas spécialement faim, je le revomirai sûrement dans la matinée, mais au moins, cela me permettait d’oublier les deux pupilles incandescentes de l’homme. J’allumai la télé et grignotai une tartine beurrée. On passait une émission de cuisine, mon ventre se crispa et j’éteignis la télé. Nauséeuse, je m’allongeai sur le canapé et attendit que le mal passe. Quelques minutes plus tard, j’allais mieux. Je me relevais donc et choisissais d’aller dormir un peu dans ma chambre. Poussant la porte doucement, je traînais les pieds jusqu’à mon lit puis me laissais tomber sans légèreté dessus. Mon mal de crâne s’intensifia puis s’affaiblit brutalement. Je me régalais du calme qui m’envahissait lentement, s’insinuant par tous les pores de ma peau et remontant jusqu’à mon âme. Une sorte de vague apaisante me submergea, je tentais d’abord de m’y soustraire en ouvrant les yeux, mais un léger tintement résonna du fin fond de mon esprit. Répétitif et familier, c’était le son de tout à l’heure, mais cette fois-ci il était plus doux, moins agressif. Tout à mon aise, je me laissais entraîner dans un monde étrange créé par mon subconscient. La réalité s’éloigna et je basculais dans l’imaginaire en deux secondes à peine. Au début j’oscillais entre réel et fiction puis il y eut une explosion de couleurs chatoyantes et je me retrouvais suspendue par magie dans l’air. Ma première réaction fut de hurler, mais aucun son ne sortit. Terrifiée, je jetais des coups d’oeil partout autour de moi. Le monde qui m’entourait était à lui seul un arc-en-ciel éclatant. Cherchant un sol ou quelque chose de stable j’aperçus une espèce de plaque verticale bleu clair tenant à la verticale comme moi dans le vide. Une voix s’éleva dans le silence. Ce ne fut qu’un murmure au début puis les intonations montèrent en même temps que l’angoisse qu’on sentait naître. Je ne prêtais pas attention aux paroles prononcées, mais m’attachais à la voix avec l’énergie du désespoir. Je n’étais pas seule dans ce monde étrange et coloré. Je tentais à nouveau de parler, en vain. Petit à petit, la voix s’éloignait. Paniquée à l’idée de me retrouver de nouveau sans personne, je m’agitai frénétiquement. Une violente douleur à la tête m’assomma et je tombais, allongée sur un sol invisible, mais moelleux. Le murmure revint, mais il se transforma vite en pleurs et en cris. Les contours de mon monde se troublèrent imperceptiblement. Les couleurs s’effacèrent, une lumière blanche me fit cligner des yeux. J’eus l’impression de faire une chute de quinze mètres et de m’arrêter net. J’étais dans une chambre d’hôpital. Ma mère pleurait doucement à mon chevet en me caressant la main. Elle balbutiait des remerciements au ciel de lui avoir rendu sa fille chérie. Ma vision s’affina et je distinguais le mur à la couleur du ciel qui se tenait face à moi, des fleurs dans un vase à ma droite, une fenêtre aux stores fermés d’où filtraient les rayons feutrés d’un soleil couchant… Le monitoring sonnait à intervalles réguliers confirmant le bon fonctionnement de mon cœur. Un tube reliait mon avant-bras à une perfusion où s’écoulait un liquide transparent. Je sentis ma tête tourner lorsque mon cerveau fit tous les liens et toutes les connexions avec ma matinée. Tout n’avait été qu’un rêve éveillé. Mon regard tomba sur le calendrier posé sur la table de chevet, des croix rouges barraient les jours. Le sang se retira de mon visage, nous étions le 12 Janvier.